« Nous étions anges »

Créer des images pour affronter le monde

Enfant, je pensais que le monde n’existait pas, que je l’inventais au fur et à mesure. Dans la toute petite enfance, les pensées-images, réelles, imaginaires et rêvées, ne font qu’un. De cet âge, je garde un souvenir influent et contrasté, mêlé de danger, peur, vide, mais aussi de joie à l’état brut, d’énergie incommensurable…

Mais peu à peu les images du monde des adultes ont pris de plus en plus de place jusqu’à recouvrir les miennes. Ce passage vers l’âge de raison est une perte : l’accès aux pensées-images originelles m’échappe définitivement… en tout cas consciement. J’y gagne un monde stable à peu près cohérent sur lequel construire l’expérience du moi, de l’autre et du monde.

Adulte, que reste-t-il de ce temps primordial ? De ce passage entre l’âge de l’imaginaire et celui de la soumission au réel, que reste-t-il des images qui m’habitent en profondeur ?

J’ai décidé d’explorer cette idée juste à côté de chez moi, dans un haut lieu sidérurgique de Lorraine : la vallée de la Fensch. J’ai choisi cet endroit parce qu’il est chargé d’images emblématiques de notre mémoire collective : les villes-usines qui crachent et qui toussent, une époque qui ne fait plus rêver depuis longtemps, et puis aussi son surnom, la vallée des anges, “un pays où le nom des patelins se termine par …anges” (Florange, Hayange, Uckange…). Pourtant les gens que j’ai rencontrés là-bas recouvrent pudiquement la réalité – la vallée, ses bruits, l’épaisseur de l’air et l’omniprésence des usines – par des souvenirs tendres d’une époque révolue.

La fiction photographique qui en résulte nous fait glisser dans un univers intermédiaire, multicouche, à mi-chemin entre le réel et les profondeurs telluriques et liquides des souvenirs. Elle parle des contrepoids que nous créons pour passer d’un temps béni… à la réalité. Et nous préparer ainsi à affronter le monde.

Claire Jolin, Metz / 29 juillet 2016

 

Fensch Vallée
Le ciel a souvent des teintes étranges
Le nom des patelins se termine par «…ange»
C’est un vieux pays pas très connu
Y’a pas de touristes dans les rues
(Bernard Lavilliers  / “Les Barbares” / 1976)

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